« Des morts téléchargées » : quand les réseaux sociaux nous servent des vidéos de massacres en différé

Article : « Des morts téléchargées » : quand les réseaux sociaux nous servent des vidéos de massacres en différé
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1 juin 2017

« Des morts téléchargées » : quand les réseaux sociaux nous servent des vidéos de massacres en différé

On ne voit bien qu’avec le cœur.  L’essentiel est invisible avec les yeux.  (Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry)

Il y a quelques années, j’ai écrit un texte-fiction un peu bizarre où je me mettais en scène discutant avec des esprits.  Je l’ai porté en moi des mois durant avant d’en accoucher dans la douleur.

Les mots avaient commencé à émerger suite au visionnage de vidéos montrant les massacres de rue qui s’étaient passés à Bangui, en République centrafricaine.  Des gens qui pendant des années avaient cohabité en paix, toutes religions confondues, se retournaient les uns contre les autres dans la plus grande cruauté, instrumentalisés sous le prétexte de leur différence de foi dans un conflit politique initié pour l’appropriation de ressources et de pouvoir.

Mon imagination avait alors produit une vision de moi réveillée en pleine nuit pour découvrir dans mon salon quelques silhouettes éthérées, hébétées, pressées de me poser une seule question : « Tu étais là quand je suis mort ? ».  S’était engagé alors un échange et une conversation, surréalistes et glaçants.  « Non, je n’étais pas là ».  Pourtant, j’avais tout vu.

Grâce aux nouvelles technologies, la caméra d’un téléphone avait suffi pour capturer l’horreur et une simple connexion internet pour la partager avec de parfaits inconnus.  Grâce aux réseaux dit sociaux, j’étais rentrée dans l’intimité la plus crue de la vie de plusieurs hommes et je les avais regardés être battus, frappés à la machette, mutilés jusqu’au moment où leurs yeux ne montraient plus ni incompréhension, horreur ou douleur mais ce voile qui s’abaissait à jamais sur leur vie, leurs espoirs, l’amour qu’ils avaient donné et le souvenir de ceux qu’ils avaient chéris.  Je les avais regardés jusqu’au moment où ils n’étaient plus que des corps sans vie, des images figées comme tant de clichés de guerre nous en ont montrés.

J’avais regardé ces films, les larmes coulant sur mes joues, les yeux et les oreilles endoloris par les silhouettes, les soubresauts et les cris.  J’avais réalisé aussi qu’en dehors de ces hommes, il y en avait eu des millions qui étaient morts ainsi mais sans personne pour être là, pour savoir ou pour témoigner. Il y en avait eu, il y en avait et il y en aurait.

Imaginer une conversation avec leur fantôme et l’offrir à ma plume avait été une manière pour moi d’exorciser mon malaise et ma culpabilité mais également de rendre à ces inconnus une humanité que leurs bourreaux s’étaient évertués à leur ôter.  En effet, avant d’être ces masses sanguinolentes, ils avaient eu des rêves et une voix, une famille et des soucis, une identité aussi.  Dans mon texte et grâce à lui, ils se racontaient et narraient comme jamais leurs pensées et leurs sentiments lors de ces derniers moments de leurs vies.  A celui dont le bras s’était tendu soudain, la main levée, en direction d’un endroit que le cadre de l’image ne montrait pas, j’ai fait raconter.  Il tenait à distance la femme qu’il aimait tandis qu’elle se débattait pour se libérer des bras qui tentaient de lui éviter le même sort que le sien.  A celui dont la tête s’était penchée avant le dernier coup, résignée soudain, j’ai fait dire adieu et transcrit sa prière.

J’ai rédigé et j’ai pleuré.

Pendant des mois avant d’écrire, mon cœur a porté leurs histoires.   Même après, elles ne me quittent pas.  Un des « fantômes » m’a demandé : « Pourquoi as-tu voulu voir ? ».  Cette question, je me la pose encore…  Pourquoi en effet ?  Pour quoi ?

Pour savoir ?

Pour comprendre ?

Pour compatir vraiment ?

Pour me souvenir que les images violentes des fictions ne sont que le pâle reflet d’une réalité bien plus cruelle et dérangeante ?

Pour me réjouir du fait que ces films saisis au vol d’une folie permettront peut-être aux auteurs de ces actes d’être poursuivis au lieu de bénéficier de l’impunité que la peur, l’anonymat ou leur pays leur garantit ?

Pour porter un peu, moi aussi, le poids du traumatisme des vrais  témoins de ces faits ?  Alors que j’ai la chance d’avoir vécu jusque-là sans avoir dû voir ça.

Pour ne pas laisser des mots trop courants comme « génocide », « massacre » ou « exécution » perdre leur signification ?

Depuis, de nombreux films semblables ont circulé, relayés par les réseaux, tournés par des bourreaux ou par des témoins impuissants à agir d’une autre façon.  Ils montrent beaucoup d’hommes et de femmes de pays divers dont la fin est offerte au voyeurisme malsain ou à l’empathie sincère.

Je ne sais pas s’il faudrait interdire ces documents.  Je ne sais pas s’il faudrait s’interdire de les regarder.  Je crois seulement qu’il ne faudrait jamais oublier que la personne tuée existait vraiment, avec ses rêves et son histoire.  Il ne faudrait pas finir par considérer comme banal ce qui lui est arrivé.

Cependant, ne risque-t-on pas simplement de s’habituer ?…  Il paraît qu’on s’habitue à tout.

– Pour éviter cela, que faire ?

Peut-être juste ne jamais cesser de se poser la question.  Non ?…

Maryse Grari

 

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