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Mon Congo à moi … après celui de Maman

Si « le Congo de Maman » était celui de la fin de la colonisation belge, des jupes courtes et des shorts beiges, d’un Johnny Walker sans glace versé trop chaud sur des terrasses trop blanches…, si c’était celui de Cadillac et de vieilles Citroën parcourant des routes neuves encore trop larges…, quel est le mien, un demi-siècle après ?

Six mois dans ce pays ont murmuré des souvenirs à ma mère sa vie durant.  J’y vois désormais s’égrener doucement mes années.  Que me murmurera le Congo d’aujourd’hui quand je l’aurai quitté ?

Si le Congo de Maman était celui de tous les possibles et de tous les dangers, le mien a-t-il changé ?  Il n’y a plus de « Colons » ni d’ « Indigènes », mais des « Congolais » et des « Blancs ».  Sauf que les Congolais se définissent toujours par leur tribu.  Sauf que certains aussi sont vus comme des traîtres parce que pas nés d’ici.  Sauf qu’est considéré comme « Blanc » (muzungu, mundele…) celui aussi qui, né en Afrique du Nord, en Amérique du Sud ou en Asie serait perçu dans ma vieille Europe comme… un « autre ».

Maman a joué son Congo avec des cartes qui entre mes mains n’ont plus la même valeur.  Les plus riches du Congo d’aujourd’hui, les plus extravagants, sont Noirs, pas Blancs.  Ce sont les mieux habillés aussi. Ceux à qui on donne du « Général », de l’« Honorable » ou de l’ « Excellence » même inapproprié, juste pour être sûr de ne pas se tromper.

La plupart des Blancs, eux, semblent là par hasard.  Le hasard d’une mission qui place leurs 4×4 blancs sur les routes malaisées du pays.  Un hasard qui dure depuis trop longtemps.

Route de Goma (RDC-Congo)

Dans mon Congo à moi, je conduis peu mais j’ai un chauffeur que j’abreuve de « attention aux motards, aux enfants, à la vieille maman ! ».  Dans mon Congo à moi, ma maison est entourée de murs et de barbelés.  Elle est gardée par des hommes en tenue paramilitaire avec des bottes noires qu’ils ont la fierté de maintenir parfaitement cirées pour contrer la poussière.  Dans mon Congo à moi, je n’ai pas de « boy » mais un jardinier, un chauffeur et une femme de ménage. Et on me remercie de traiter mieux « mes gens » que les riches Congolais ne le font.  Pourtant, les Blancs comme moi sont à la fois accueillis et juste tolérés.

Dans ce Congo, je ne peux pas plus que ma mère passer pour une « touriste » car le tourisme n’y est toujours pas développé.  Le pays n’a rien perdu de sa beauté pourtant, ni de sa richesse, même si l’homme Noir a largement concurrencé le Blanc pour ce qui est de détruire la nature qui l’abrite.  Mais au Congo, c’est une nature qui se venge.  On peut construire des barrages et placer quelques trop rares panneaux solaires, la seule ici qui exploite vraiment l’eau et la lumière, c’est la végétation qui toujours s’étend.  C’est elle qui semble avoir le dernier mot, qui s’évertue à combattre la pollution, mais perd devant les sachets en plastique qui parsèment les abords des maisons et colorent puis tuent cette terre si riche en profondeur.  Malgré cela, mon Congo à moi est un Congo de paysages qui s’entêtent à être époustouflants.

Le Congo de Maman était celui de la différence, car rien ne ressemblait à sa Belgique natale.   Le mien est celui des contradictions.

En fait, mon Congo « à moi » n’existe pas.  On ne s’approprie pas ce pays, on ne le comprend pas : on l’effleure seulement.  J’ai vécu presque toute ma vie dans un Etat minuscule que je n’ai jamais parcouru en entier.  Le Congo est 80 fois plus grand et 1000 fois plus varié.  A cette échelle, s’en prétendre expert est déplacé.  Nombreux pourtant sont ceux qui le commentent pompeusement.  C’est « leur » Congo.  Celui de l’unique facette d’un diamant superbement taillé.  Celui qu’ils ont appris de leurs sources bien informées.

Je veux que mon Congo à moi reste modeste : celui de mes rencontres et de mes étonnements.  Il n’est pas un chapitre de ma vie : il est dans mon regard quoi que je voie.  Être d’un pays puis vivre ailleurs, c’est tout voir autrement, à jamais.  Mon Congo à moi n’est pas mon expertise, c’est mon propre changement.

Maryse Grari

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Choc des civilisations culinaires – Partie 1 : choisir quoi manger = source de frustration ?

Cela fait déjà quatre fois que dans une grande surface en Belgique, à mon retour d’Afrique, une parfaite inconnue m’interpelle tandis que j’achète de quoi manger. Je dois avoir « une bonne tête » comme on dit chez moi.

Il faut préciser que quand je rentre pour la première fois dans un des hypermarchés de mon pays, après avoir passé des mois en RDC (Congo), c’est toujours un choc.  Tant de produits, tant de choix, tant de nourriture, tant de… tout.

Des gammes de produits totalement différentes

Ça change des marchés certes hauts en couleurs de Goma. Ça change aussi des boutiques réservées aux expatriés ou aux plus fortunés où un paquet de chips importé se vend quatre fois le prix d’origine, où une boîte de cassoulet de catégorie  « premier prix » coûte autant qu’une portion préparée ici par le meilleur traiteur de la ville et où les cornichons sont des produits de luxe.

Normal : ce sont des choses qu’on ne fabrique pas sous le soleil d’Afrique et qu’on n’y mange pas couramment non plus.

Donc, quand je me retrouve devant tous ces rayons alignés, éclairés aux néons, baignés dans une musique choisie pour me faire dépenser, et que je suis confrontée aux différentes possibilités offertes par la société occidentale pour se nourrir, parfois mal, parfois trop gras, trop chimique, trop sucré, ou trop transformé…, j’ai souvent besoin d’un moment pour me ré-acclimater.

Rayon chocolat
Tout un rayon pour le chocolat

« On ne sait plus quoi manger »

C’est alors qu’à mes côtés, à plusieurs reprises, une dame est apparue.  Après un soupir à fendre le cœur devant les rayons de morceaux de viandes multiples préemballés (la dernière fois, c’était devant l’étalage de la centaine de fromages disponibles), elle me dit :

« Pff… on ne sait quand-même plus quoi manger, n’est-ce pas ? »

En 2010, quand j’ai entendu ça, j’ai failli tomber par terre.  J’avais envie de crier « Non, mais vous rigolez ?!  Vous êtes certaine que vous avez les yeux ouverts ? De quoi vous vous plaignez enfin ?  Avez-vous une idée de ce que c’est, ailleurs ? »

Au lieu de m’en prendre à cette pauvre dame qui n’y pouvait rien, j’ai simplement dit : « Oui, parfois le choix est si grand qu’on ne sait pas décider ».  Étonnée, elle m’a regardée avant de répondre « Probablement…  Ça doit être ça... » et de saisir un duo de saucisses de campagne qui se marieraient parfaitement avec le bocal de compote de pommes qu’elle avait déjà dans son caddy bien rempli.

Manger, manger bien, manger sain, manger varié

C’est sans doute la différence la plus frappante.  En Afrique, en général, on achète des produits puis on les cuisine.  En Belgique, c’est juste une des options car on peut aussi acquérir toute une série de plats et d’ingrédients déjà préparés.

Il peut s’agir de la boîte de petits pois qui nous a fait oublier depuis longtemps le verbe « écosser » et le goût de la petite boule verte crue ou cuite quand elle provient de la terre et non d’une eau de conservation sucrée.  Il y a aussi la lasagne ou le nasi goreng qui prétend être plus qu’un plat de riz sauté.  Ça va des préparations de viandes hachées, lardées, épicées, colorées ou marinées promettant un renouvellement continuel des sensations (ainsi qu’une bonne quantité de graisses cachées), à du fromage déjà coupé en cubes ou à du saucisson déjà tranché.

C’est sans compter les plats dont la photo de couverture inspire mais dont l’apparence réelle une fois l’emballage ouvert rappelle invariablement que c’est une mixture industrielle vomie par une grosse machine dans une barquette en plastique, et plus chère que prévu lorsque prétendument allégée.  Au pire, on trouve des poudres à milkshake protéinées supposées remplacer un repas avec peu de calories et un vague soupçon de goût chocolat.

En Belgique, on a donc du choix, et même des enseignes variées pour répondre aux différentes niveaux de pouvoirs d’achat.  On a aussi une bonne cuisine traditionnelle ainsi que le goût et l’ouverture d’esprit pour intégrer des habitudes culinaires venues d’autres pays.

On a enfin des produits de base ou du terroir de qualité et l’accès aux informations permettant de choisir au mieux.  Tout cela ne nous empêche pas de trouver normal de pouvoir acheter des tomates en plein hiver et des chicons en été, ni d’apprécier des haricots verts livrés quotidiennement du Kenya alors qu’on en produit sur nos terres. Mais bon… ça, c’est un autre débat.

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Maryse Grari


« Des morts téléchargées » : quand les réseaux sociaux nous servent des vidéos de massacres en différé

On ne voit bien qu’avec le cœur.  L’essentiel est invisible avec les yeux.  (Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry)

Il y a quelques années, j’ai écrit un texte-fiction un peu bizarre où je me mettais en scène discutant avec des esprits.  Je l’ai porté en moi des mois durant avant d’en accoucher dans la douleur.

Les mots avaient commencé à émerger suite au visionnage de vidéos montrant les massacres de rue qui s’étaient passés à Bangui, en République centrafricaine.  Des gens qui pendant des années avaient cohabité en paix, toutes religions confondues, se retournaient les uns contre les autres dans la plus grande cruauté, instrumentalisés sous le prétexte de leur différence de foi dans un conflit politique initié pour l’appropriation de ressources et de pouvoir.

Mon imagination avait alors produit une vision de moi réveillée en pleine nuit pour découvrir dans mon salon quelques silhouettes éthérées, hébétées, pressées de me poser une seule question : « Tu étais là quand je suis mort ? ».  S’était engagé alors un échange et une conversation, surréalistes et glaçants.  « Non, je n’étais pas là ».  Pourtant, j’avais tout vu.

Grâce aux nouvelles technologies, la caméra d’un téléphone avait suffi pour capturer l’horreur et une simple connexion internet pour la partager avec de parfaits inconnus.  Grâce aux réseaux dit sociaux, j’étais rentrée dans l’intimité la plus crue de la vie de plusieurs hommes et je les avais regardés être battus, frappés à la machette, mutilés jusqu’au moment où leurs yeux ne montraient plus ni incompréhension, horreur ou douleur mais ce voile qui s’abaissait à jamais sur leur vie, leurs espoirs, l’amour qu’ils avaient donné et le souvenir de ceux qu’ils avaient chéris.  Je les avais regardés jusqu’au moment où ils n’étaient plus que des corps sans vie, des images figées comme tant de clichés de guerre nous en ont montrés.

J’avais regardé ces films, les larmes coulant sur mes joues, les yeux et les oreilles endoloris par les silhouettes, les soubresauts et les cris.  J’avais réalisé aussi qu’en dehors de ces hommes, il y en avait eu des millions qui étaient morts ainsi mais sans personne pour être là, pour savoir ou pour témoigner. Il y en avait eu, il y en avait et il y en aurait.

Imaginer une conversation avec leur fantôme et l’offrir à ma plume avait été une manière pour moi d’exorciser mon malaise et ma culpabilité mais également de rendre à ces inconnus une humanité que leurs bourreaux s’étaient évertués à leur ôter.  En effet, avant d’être ces masses sanguinolentes, ils avaient eu des rêves et une voix, une famille et des soucis, une identité aussi.  Dans mon texte et grâce à lui, ils se racontaient et narraient comme jamais leurs pensées et leurs sentiments lors de ces derniers moments de leurs vies.  A celui dont le bras s’était tendu soudain, la main levée, en direction d’un endroit que le cadre de l’image ne montrait pas, j’ai fait raconter.  Il tenait à distance la femme qu’il aimait tandis qu’elle se débattait pour se libérer des bras qui tentaient de lui éviter le même sort que le sien.  A celui dont la tête s’était penchée avant le dernier coup, résignée soudain, j’ai fait dire adieu et transcrit sa prière.

J’ai rédigé et j’ai pleuré.

Pendant des mois avant d’écrire, mon cœur a porté leurs histoires.   Même après, elles ne me quittent pas.  Un des « fantômes » m’a demandé : « Pourquoi as-tu voulu voir ? ».  Cette question, je me la pose encore…  Pourquoi en effet ?  Pour quoi ?

Pour savoir ?

Pour comprendre ?

Pour compatir vraiment ?

Pour me souvenir que les images violentes des fictions ne sont que le pâle reflet d’une réalité bien plus cruelle et dérangeante ?

Pour me réjouir du fait que ces films saisis au vol d’une folie permettront peut-être aux auteurs de ces actes d’être poursuivis au lieu de bénéficier de l’impunité que la peur, l’anonymat ou leur pays leur garantit ?

Pour porter un peu, moi aussi, le poids du traumatisme des vrais  témoins de ces faits ?  Alors que j’ai la chance d’avoir vécu jusque-là sans avoir dû voir ça.

Pour ne pas laisser des mots trop courants comme « génocide », « massacre » ou « exécution » perdre leur signification ?

Depuis, de nombreux films semblables ont circulé, relayés par les réseaux, tournés par des bourreaux ou par des témoins impuissants à agir d’une autre façon.  Ils montrent beaucoup d’hommes et de femmes de pays divers dont la fin est offerte au voyeurisme malsain ou à l’empathie sincère.

Je ne sais pas s’il faudrait interdire ces documents.  Je ne sais pas s’il faudrait s’interdire de les regarder.  Je crois seulement qu’il ne faudrait jamais oublier que la personne tuée existait vraiment, avec ses rêves et son histoire.  Il ne faudrait pas finir par considérer comme banal ce qui lui est arrivé.

Cependant, ne risque-t-on pas simplement de s’habituer ?…  Il paraît qu’on s’habitue à tout.

– Pour éviter cela, que faire ?

Peut-être juste ne jamais cesser de se poser la question.  Non ?…

Maryse Grari

 

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Je veux écrire (poème)

Je veux écrire pour moi, toi ou le souffle du temps.
Écrire pour exister au-delà de l'instant,
Pour sublimer le beau, le rien ou la souffrance;
Pour témoigner d'un regard, d'un silence, d'une absence.

Je veux écrire ces batailles oubliées de l'histoire,
Car trop petites parfois pour dignes de les voir.
Je veux écrire ces victoires sur la vie, le néant, 
Ces images de force, de doute, de dévouement. 

Ma Plume veut caresser les objets que tu touches,
Sentir l'odeur des lieux que tu as parcourus,
S'imprégner de ta sueur, tes pleurs et même ton sang.
Ou danser sur tes joies, tes envies et tes chants. 

Ma Plume veut donner voix à ce qui n'en a pas,
Approcher le soleil sans se brûler les ailes,
Faire revivre le sourire, les mots d'un disparu, 
Rendre couleurs aux souvenirs qui passent.

Que tu sois vivant, parti ou irréel, 
Je veux mûrir en moi l'expression que tu as
Jusqu'à ce que ma Plume enfin lui offre éveil
Et la laisse voler vers celui qui reçoit.

Maryse Grari

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