Entre Nord et Sud, des visions différentes du temps ?

Article : Entre Nord et Sud, des visions différentes du temps ?
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4 septembre 2017

Entre Nord et Sud, des visions différentes du temps ?

Entre le Nord et le Sud, Europe et Afrique, il n’y a pas que le « temps-météo » qui change.  Notre vision du temps qui s’égrène aussi est bien différente.  Sans tomber dans le jugement de l’autre, j’ai voulu, avec une pointe d’humour, m’essayer au jeu des miroirs.  Afin de réfléchir un peu ou de sourire de soi-même.

Les « Blancs », ces prétendus maîtres du temps

Nous, les Blancs, le « Temps », on le passe, on le prend, on le consacre… Bref, on croit qu’il nous appartient et que la montre, tel un compte en banque, est l’outil pour nous faire mesurer nos dépenses et nos richesses en la matière.

Persuadés d’être « maîtres » de notre temps (dans tous les sens du terme), on se sent frustrés quand on le perd, et rageurs quand c’est à un autre qu’en revient, selon nous, la faute.  Donc, on presse, on accélère, on pousse, pour gagner ou regagner ce temps que l’on espère encore récupérable et présent… un temps présent que l’on tente d’arracher au futur.

En outre, on observe les mouvements et les actions de notre entourage en fonction du rapport rapidité/efficacité auquel nous sommes habitués.  On se compare.  On ne marche pas, on court.  On se dépêche.  Quand on se sent incapable de tout faire, on s’interroge sur notre organisation.  On prend même un cours de « gestion du temps » afin d’apprendre à redéfinir nos priorités et à mieux utiliser chaque seconde.  Gérer son temps devient une véritable obsession.  On se croit maître du temps quand on en est l’esclave.  Pas simple, surtout quand le temps dépend aussi des éléments.  Marcher quand il fait froid ou pleut se fait d’un pas rapide, mais de manière plus alanguie quand on a chaud.  On aménage le temps pour ménager l’effort.  L’été et sa saison ensoleillée sont synonymes de vacances, de repos, de « prendre du temps pour soi » et de le laisser filer tel un ruisseau, sans s’en préoccuper, jusqu’au moment où il est fini et qu’on remet le turbo.

La découverte d’un espace-temps différent

En arrivant sous les tropiques, le choc est donc énorme.  Tout prend beaucoup de temps.  On s’étonne.  On apprend à planifier les tâches d’une matinée en une journée entière qu’on termine épuisés et frustrés quand tout n’est pas réalisé.  Alors, on s’énerve.  Sur nous-mêmes et surtout sur les autres : ceux qui semblent ne jamais se presser.  Habitués à faire faire via des services ou des machines, on oublie le temps et l’effort que prennent des actions « simples » comme laver, faire la lessive et les courses.  Nous, pour faire de l’exercice, on organise des moments ou des activités.  On part parfois en vacances seulement pour marcher, on va en salle pour se muscler et on transpire dans des habits dédiés.  On ne mesure pas le poids des pas sur les routes poussiéreuses, ni celui d’un drap trempé qu’il faut tordre à la force des poignets, ni encore celui des bidons d’eau inlassablement remplis, transportés et déversés.  On se dit témoins de la lenteur quand en fait, c’est beaucoup d’énergie qui, devant nos yeux indifférents, est dépensée.  Un temps besogneux plutôt que gâché.

Femme congolaise faisant la lessive. (Photo de Maryse Grari)

Et puis, on attend.  Les autres, le plus souvent.  Avec notre montre levée.  Fâchés de constater que le délai pour nous « impératif » est pour un autre « indicatif ».

Ainsi, un simple rendez-vous peut devenir un vrai défi.  Même cette météo qui nous conditionne au pays ne nous semble plus une excuse quand elle influence différemment.  Par exemple, quand il pleut au Congo, celui qui marche s’abrite.  Peu importe le rendez-vous prévu.  Plutôt que d’être « à temps », il attend.  La perspective d’arriver à l’heure dans le futur vient au second plan par rapport à l’urgence du présent : rester au sec.  Dans les rues, tout se fige au niveau des passants.  Ils ne passent plus.  Seul le temps passe.  Ainsi que la pluie qui s’écoule inexorablement là où elle trouve place.

Un « déjà » ou un « je suis en route » qui fait sourire

En tant que « Blancs », nous pensons être très conscients de notre temps perdu parce que nous comptons les minutes, impatients que nous sommes de voir arriver notre interlocuteur du sud.   On s’agace quand, au téléphone, à la question « où es-tu ? », il répond simplement « je suis en route ».  Après quelques mois d’acclimatation, on apprendra pourtant cette subtilité qui consiste à demander « quelle route ? ».  Car celle qu’il avait mentionnée ne le dirigeait pas forcément vers nous…

On est éberlués aussi quand arrivé enfin, notre ami nous déclare avec un grand sourire « je suis déjà là ».  Déjà ??!!  Non, mais c’est une blague, se dit-on !  Alors qu’il est en retard !  Là encore, on peste, notre montre en étendard.  Pas de provocation ni de flagornerie, pourtant, dans ce mot qui nous semble si mal choisi.  Juste une joie sincère qui balaie ces excuses qu’on pensait être en droit d’attendre.  C’est que pour notre ami, son absence au moment prévu est déjà du passé.  Bien ancré dans l’instant présent, il est simplement heureux d’être arrivé.

Le retard comme attribut de pouvoir

Il ne faudrait cependant pas généraliser ni caricaturer.  Il y a des « Blancs » capables de vivre l’instant présent ou même avec retard, et des « Noirs » attachés plus que tout au respect des horaires.

D’ailleurs, j’ai vu beaucoup de Congolais râler lorsqu’une de leurs « autorités », c’est-à-dire une personne « importante » ou se percevant comme telle (surtout si elle a un pouvoir politique) fait attendre tout le monde lors d’une conférence ou d’un séminaire par exemple.

Telle une galante désireuse de marquer son entrée et d’attirer tous les regards, l’autorité pénètre parfois dans la salle, à grand fracas, mais avec deux heures de retard.  De quoi chambouler tout un programme ?  Même pas !  Car les organisateurs des événements excellent dans l’exercice subtil du planning modulable.  Ils ont certes planifié le discours du représentant du pouvoir suffisamment tôt pour montrer que son illustre présence est indispensable au lancement des travaux.  Cependant, ils ont aussi prévu à sa suite, dans l’ordre du jour, des allocutions aisément reprogrammables.  Les autres speakers savent bien, de toute façon, qu’ils risquent d’être interrompus dès l’entrée de l’autorité dans la salle.

Ce ne sont pas toujours les personnes les plus hauts placées qui poussent à de telles pirouettes, au contraire : elles, ont souvent un agenda trop chargé pour se permettre un flottement d’horaires.  Alors pourquoi certaines autorités piétinent le temps des autres lorsqu’elles devraient être un exemple ?

Un temps révélateur de classes

Faire attendre une assemblée et soigner son entrée est une affirmation de pouvoir.  On entend des murmures de désapprobation dans l’assemblée, certes, mais rien de plus. Fâcher une autorité en Afrique, c’est risqué, qu’on soit Blanc ou Noir.  Dès lors, on sourit et on se tait.

Détenir le pouvoir, c’est donc être le maître du temps et imposer le silence.  Parfois, c’est un silence qui nous coûte vraiment, en tant que « Blanc » quand lors d’un rendez-vous, la même autorité ose, d’un air gourmand, nous faire des reproches pour le mini retard qu’elle croit avoir identifié chez nous.  C’est un silence doublé d’un sourire forcé quand elle nous reçoit après plus d’une heure d’attente dans l’antichambre, juste pour nous rappeler de cette manière qu’on n’est pas chez soi.

Or, c’est vrai, on n’y est pas.  Et puis, surtout, on n’est pas les plus à plaindre.  Dans les banques ou les administrations, il est coutumier de voir des dizaines de personnes attendre, parfois pour rien ou parfois pour se voir dire en fin de journée qu’elles devront revenir le lendemain.  Les employés ne s’émeuvent pas devant leurs compatriotes et ces derniers ne se révoltent pas.  Mais quand arrive un Blanc ou un Congolais aisé, il est invité à passer devant tout le monde.  Dans les premiers mois de notre arrivée, on se sent coupable de contrevenir ainsi à cet intérêt général que notre éducation nous a appris à considérer.  Plus tard, on passe et on dépasse en regrettant juste qu’ils ne trouvent pas moyen de mieux s’organiser.  Le respect octroyé à notre temps est révélateur de classes.

Le temps n’est donc pas égalitaire du tout.  Il se prend en otage, se décline ou se méprise selon celui qui détient l’ascendant.  La couleur de peau n’est pas l’élément déterminant.  Le temps est un enjeu de pouvoir ou en devient la traduction.  Pour tous.

Il paraît que l’expression « On a les montres, ils ont le temps » date de la colonisation.  Qu’importe car beaucoup de nos amis du sud savent encore vivre le présent, souvent avec le sourire en fanion.  Et puis, à quoi sert notre montre quand c’est eux qui en dessinent le cadran ?

Maryse Grari

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Commentaires

Segihobe
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Bonne réflexion. Au final, la lancinante question "qu'est -ce le temps?" se pose toujours.