Quand les valeurs donnent le prix : deux manières de voir le tableau le plus cher du monde.

Article : Quand les valeurs donnent le prix : deux manières de voir le tableau le plus cher du monde.
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8 février 2018

Quand les valeurs donnent le prix : deux manières de voir le tableau le plus cher du monde.

Le 6 décembre 2017, un tableau de Léonard de Vinci a été adjugé au Prince Mohammed Ben Salmane pour 450,3 millions de dollars.  Ce portrait du Christ s’envolera vers le pays de Mahomet rejoindre un musée du Louvre qui n’est pas français.  En partant d’un échange réel avec une  jeune Congolaise, j’ai imaginé ce dialogue, traduction de deux mondes et de deux manières de voir.

–  Quatre cent cinquante millions de dollars…

La jeune fille répète le montant, incrédule, en détachant chaque syllabe.  A mes yeux déjà, cette somme est inconcevable mais pour elle qui n’a jamais tenu dans ses mains 1000 dollars en sachant qu’ils lui appartiennent, c’est au-delà de l’entendement.

–  Et un homme a payé ce prix-là… Mais pourquoi, maman ?

Je ne suis pas sa mère.  La jeune fille travaille pour moi.  Ici, en République Démocratique du Congo, on ne dit juste pas « madame ». Je la vois fixer, sur l’écran de la télévision, le visage du Christ peint.  Je veux lui expliquer mais je cherche mes mots.  Le prince héritier d’Arabie Saoudite vient d’acheter cette toile de Léonard De Vinci (le « Salvator Mundi »), l’élevant au premier rang des tableaux les plus chers au monde.  Ça dit tout et rien à la fois.  Rien, en tout cas, pour la jeune Congolaise assise devant moi, du moins si je ne lui donne pas plus d’éléments.  Elle-même cherche à comprendre, ça se voit.

–  Il est en or, le tableau ?

Je souris, plus encore devant sa déception quand je lui réponds « Non ».

–  C’est un tableau peint sur une toile tirée sur un cadre de bois. Une œuvre d’art.

Elle ne cache pas une moue de dédain.  Si l’objet avait été en or, alors sa valeur aurait peut-être eu un sens.  À ses yeux, pour que quelque chose soit acheté à un tel prix,  il faut qu’il soit fait d’un métal précieux ou qu’il soit très, très grand.  Le reportage, lui, montre une peinture plus petite qu’un homme.  Pas vraiment impressionnant.  Je poursuis :

–  Mais tu dois savoir que ce tableau est très vieux : plus de 500 ans. Celui qui l’a peint est un artiste célèbre : Léonard De Vinci.  En fait, il s’agit d’un objet très rare et donc très précieux.

J’ajoute, conditionnée par mon vernis de culture : « D’ailleurs, ça fait partie du patrimoine de l’humanité, tu sais ».

La jeune fille n’est pas assez hypocrite pour me fournir un « Ah oui, bien sûr » prétendument savant.  Je lis dans son regard : Patrimoine de l’humanité…  et alors ?  Une partie de « l’humanité », dans son pays (la RDC), se meurt tous les jours dans l’indifférence générale ou la résignation. C’est une humanité qui tombe sous les machettes ou les balles, qui expire faute des bons traitements et qui s’épuise dans une vie de labeur et de privation.  Une humanité par définition sans patrimoine.  Alors une toile, même vieille, ne devrait pas avoir plus de prix que cette vie…

Je me dis qu’à sa place, j’aurais de la rancœur. Mais elle, au contraire, cherche toujours à comprendre la bizarrerie des Blancs.

–  Le peintre… le Léonard… c’est lui qui a réclamé ce montant ?

–  Non, voyons, il est mort depuis longtemps.

–  Alors, qui en profitera ?

–  Celui qui avait acheté le tableau : un collectionneur.

Encore une fois, son visage exprime le dépit.  Non seulement ce n’est qu’une toile mais ça n’enrichit même pas cet artiste dont on prétend que son talent le justifie.   Soudain, pourtant, son expression s’illumine :

–  En tout cas, l’acheteur aime beaucoup Notre Seigneur Jésus. C’est bien, ça.  Moi aussi.

J’éclate de rire.  J’espérais jusque-là arriver à rendre les choses plus claires mais elle vient encore de me désarçonner.  C’est moi qui ai commencé : il faut que j’assume.

–  En fait… le Prince en question, c’est un Musulman.

–  Alors, il ne croit pas en Jésus-Christ ?

–  Pas comme toi, non.

–  Mais pourquoi il veut mettre son portrait chez lui ?

–  Je doute qu’il le fasse. La toile sera exposée dans un musée.

–  Ah bon ?

« Un musée »…  je dois expliquer ça aussi.  Il n’y en a pas au Congo.  Quand les gens ont du temps, ils vont chanter à l’église ou boire un « sucré » sur une terrasse.  Ils marchent et visitent leurs connaissances.  Ils parcourent le marché.  Ils ne vont pas s’extasier ni même se cultiver.  Il n’y a pas grand-chose pour cela, pas pour un prix abordable en tout cas.

–  A Kigali, il y en a un, je crois. Sur le génocide.

–  Ça, c’est un mémorial. Pour qu’on n’oublie jamais l’horreur de ce qui s’est passé au Rwanda… mais un musée regroupe de très belles ou de très anciennes choses. C’est un espace pour se souvenir aussi, mais de ce qui existait, de ce qui est beau. Ou pour admirer des talents.

Elle a baissé les yeux, soudain triste.

–  Nous, on n’a pas besoin d’un endroit pour se souvenir de la guerre.

Dans la province du Nord-Kivu, frontalière du Rwanda, la guerre fait partie de la vie.  Tous ne la subissent pas dans leur chair mais les souvenirs ou, plus récemment, les images d’horreurs partagées par les réseaux sociaux rappellent à chacun que jamais elle n’est vraiment finie.

Je ne veux pas faire perdre à la jeune fille sa joie.  Son sourire est précieux : c’est son rempart.  Il faut que je trouve comment continuer pour la distraire.

–  En fait, il y a des objets, des statues ou des monuments qu’on ne voudrait pas voir disparaître. Ils font partie de notre histoire.  Ça les rend précieux à nos yeux.

–  Oui mais si c’est cassé, on reconstruit.

–  Mais ce ne sera plus pareil.

–  Non… c’est vrai…. comme après le volcan. Mais c’est la vie.  Regarde la ville de Goma, maman.  Avant le volcan, elle n’était pas comme ça.  Maintenant, c’est bien aussi.

–  Et cette ville d’avant l’éruption de 2002, elle ne te manque pas ?

–  Je ne sais pas. J’ai oublié.  Maman dit qu’on a une plus grande maison maintenant.

Autour de moi, la poussière noire témoigne.  La lave a tout recouvert.  A Goma, on marche sur cette matière de feu durcie, on construit avec elle.  Elle est le ciment de cette ville chaotique et nouvelle, dressée dans un écrin de paradis.

Observant la jeune fille, je me sens dépitée.  Je réalise que je ne lui ai rien appris.  En fait, c’est plutôt elle, comme souvent ici.  Pour peu qu’on s’ouvre un peu, les Congolais nous démontent nos certitudes de Blancs tandis qu’on s’évertue à croire qu’on peut mettre à niveau les leurs. Tenace pourtant, je ne rends pas les armes. J’ai une dernière comparaison à lui offrir comme précision.

–  Vois ça comme pour les objets : les lampes, les rallonges, les tuyaux. Tu sais bien que si tu veux de la qualité, il faut acheter « l’original », pas le produit chinois.  Or, c’est beaucoup plus cher parce que c’est rare et meilleur. Tu vois ?

–  Donc le tableau… c’est un « original » ?

–  Tout à fait !  A plus d’un titre, d’ailleurs.

Je soupire d’un air satisfait, mais la jeune fille secoue la tête.

–  Pour ce prix-là, alors, il n’a pas été malin, Léonard.  Il aurait dû en peindre plusieurs.

Et oui… la culture, l’art ou le patrimoine national viennent souvent au second plan quand on a la survie comme seule préoccupation…

Maryse Grari

(Décembre 2017)

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Commentaires

Mawulolo
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Elle a raison la pauvre...
On peut bien aimer l'art mais face à tous les problèmes que vivent certains pays, on pense difficilement au fait que des gens dépensent ces montants fous pour des tableaux voire pour des sportifs de haut niveau...
J'ai aimé le billet simple et vrai

marysegrari
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Merci beaucoup pour votre commentaire et appréciation.
Vous pouvez aussi vous tenir au courant de mes billets grâce à ma page Facebook "Regard Décalé".
A bientôt.

Cela Agur
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Parfois on oublie que la réalité des un n’est pas celle des autres.

marysegrari
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Tout à fait. C'est tellement facile d'oublier ou de ne pas y penser, et pourtant tellement riche d'entretenir un regard décalé.